Sortie digitale / sortie physique, quand le serpent se mord la queue

Quand les Beatles sortaient un disque, il sortaient littéralement un disque. Il s'agissait de mettre un nouveau disque, cet objet physique, dans les bacs, physiques aussi, de boutiques de disques (toujours physiques). Si aujourd'hui, il existe toujours des magasins physiques qui vendent des objets rond avec de la musique gravée dessus, la majeure partie des écoutes se fait en streaming. Donc sortir un disque aujourd'hui, c'est éventuellement fabriquer un objet mais aussi et surtout rendre les morceaux du disque disponible sur différentes plateformes - Spotify, Deezer, Apple Music pour ne citer que les plus connues.

Merci Capitaine Obvious, vous dites-vous. Pourquoi je parle de ça ? Pour vous raconter le problème de dynamique que ça génère dans un projet musical. La logique de la distribution physique, et donc de sortir un objet, implique pas mal de coûts en sus de la création. Il faut presser l'objet, fabriquer les livrets qui accompagnent ces objets, donc les designer. Il faut trouver un distributeur qui a accès aux canaux de distributions (on ne rentre pas à la FNAC ou chez Amazon avec son sac à dos remplis de disques). Donc pour rentabiliser tout ça, il est difficile de faire un nouveau disque tous les 3 mois, et il est ainsi préférable d'optimiser le processus en mettant un certain nombres de titres sur la galette (ou la cassette, ça revient. Si, si.)

La logique de la distribution numérique est bien différente. Si je le souhaite, je peux demain mettre en ligne un nouveau morceau sur Spotify, que j'aurai produit tout seul sur mon Macbook, en prenant une image sur Unsplah et en payant un aggregateur 15€ par an. Et je peux faire ça tous les jours. Et c'est peut-être une bonne stratégie. Avec les 40 000 nouveaux morceaux par jours publiés sur les plateformes, occuper l'espace peut être une idée intéressante.

Alors comment on fait quand, comme nous, on est un peu plus classique d'envisager la création d'un album. Qu'accessoirement, on considère qu'un disque est une oeuvre à part entière avec une intention cohérente ? Comment jongler avec ces deux dynamiques différentes ? Aucune idée.

On pourrait se dire: "pourquoi faire presser des disques en fait, autant rester sur du 100% digital !". En effet. Sauf qu'encore aujourd'hui, l'économie de la production phonographique passe par l'utilisation de financements de société de producteurs (type SPPF ou SCPP par exemple) . Pour accéder à ces financements, il faut présenter des dossiers dont la plupart demandent des contrats de distribution physique. Je suis actuellement en train de préparer le dossier SPPF pour l'EP, il a fallu que je trouve un distributeur physique. Et le distributeur physique, il veut quoi ? Des disques en réserve. Physiques.

Je pensais à ça ce matin en train de dessiner la pochette du CD 2 titres (ça rappelle des souvenirs). Pourquoi un 2 titres si c'est déjà galère de faire un disque complet ? Parce qu'en réalité, j'aime l'objet "disque". Je trouve ça super de catalyser sous une forme concrète tant de travail, de questions, d'envie. Il boucle une boucle. Donc dans un sens, je suis content de devoir le faire.

Voilà plusieurs sujets qui entourent la vie de ce projet où je constate à quel point il faut être schizophrène. Mais c'est aussi ce qui fait un peu le charme de la chose. Enfin j'espère.

Comment choisir les titres à mettre sur notre disque ?

Même si l'EP de 6 titres ne doit sortir que dans un an, il va en réalité falloir qu'on choisisse rapidement les titres qui y figureront. Et c'est loin d'être évident.

Pourquoi les choisir si tôt déjà ? Le retro planning fait encore sa loi. La promotion a besoin des morceaux et du disque quasi final pour l'envoyer au media 2 à 3 mois avant la sortie. Avant ça, il faut (dans l'ordre inverse) presser les disques, le masteriser, mixer les titres, les produire, les réaliser, (ré)enregistrer les pistes qui ne sont pas tops (les voix, souvent) et au début du processus, choisir les titres.

Nous avons déjà choisi les 2 singles, qui sont quasiment mixés, mais avons maintenant 7 titres que nous estimons "valables". Mais impossible d'avoir le recul nécessaire pour en éliminer 3. Chacun de nous a une histoire particulière avec chacune des démos. Une phrase, un son, un plan rythmique, il est humainement impensable d'être d'une quelconque objectivité.

Du coup, on a demandé à quelques personnes de nous donner leur avis. Des musiciens et gens qui travaillent dans le milieu d'un côté, et des gens "grand public" (aucun jugement de valeur, simplement des personnes qui ne sont pas forcément passionnées par la musique) de l'autre. Le résultat est assez fou.

Nous pensions savoir quels morceaux seraient choisis, nous ne pouvions nous tromper davantage. Au moment où je vous écris, nous avons eu 10 réponses "grand public", 9 ont choisi un titre qu'on a carrément hésité à mettre dans les 7... Et nous venons par contre d'avoir un retour pro qui propose la sélection à laquelle nous pensions de prime abord.

Tout ça me laisse songeur, et me fascine quelque part. Je me demande comment on écoute une chanson quand on ne fait pas attention au son son de caisse claire, à la texture des synthés, à la suite d'accord, au réglage de la compression... Je suis presque un peu envieux de cette possibilité d'envisager l'écoute d'un morceau pour ce qu'il est, un morceau de musique.

Cela me laisse aussi songeur sur la manière dont s'organise la diffusion de la musique. Avec 40 000 nouveaux titres par jours sur les plateformes, il est évidemment impossible de tout entendre, et donc certains jouent le rôle de curateurs pour le reste. Programmateurs, media, algorithmes choisissent ce qui aura une chance d'être entendu ou pas. L'histoire classique du tube radio qui passe tellement qu'il s'imprime dans le cerveau à tel point qu'on ne sait plus très bien s'il a du succès parce qu'il a été diffusé x milliers de fois ou s'il a été diffusé x milliers de fois parce qu'il est super, ce morceau. L'oeuf ou la poule, somme toute.

Bref, je ne veux surtout pas servir le couplet réchauffé du musicien frustré et maudit qui n'a pas eu la chance d'être bombardé sur NRJ. Si les meilleurs musiciens (au sens théorique, technique du terme) devaient occuper tout l'espace, nous n'écouterions probablement que des choses complètement barrées. C'est juste une reflexion qui me fascine.

Toujours est-il qu'au jour d'aujourd'hui (laissez moi rêver avec mes pléonasmes), on ne sait pas encore ce qu'on va choisir, si on doit suivre la vox populi ou l'avis des musiciens. On verra bien, ça fera un sujet pour un prochain billet....

Sortir un disque ou l'éloge de la patience

Une des choses qui m'a le plus marquée durant la formation Tempo, c'est à quel point il est nécessaire de penser un projet musical comme une boîte sort un produit. En 2023, monter un groupe ou une start up, même combat. Ou presque.

Avec Norma Peals, nous avons fait les choses simplement: composition, répétitions, studio, disque, fini. Pour notre premier (et unique) album, nous avons composé des démos sur nos ordis, puis les avons décortiquées et adaptées pour être capable de les jouer et enfin avons passé un mois en studio pour enregistrer les différentes parties. Une fois les prises en boîte, Yann (Klimezyk) a mixé, envoyé le master qu'on a livré au pressage. Une fois les cartons de disques reçus, on s'est logiquement dit "super, on peut dire qu'il sort la semaine prochaine". J'exagère, mais à peine.

Evidemment, on avait hâte. Envie de faire écouter ces morceaux tout beaux au monde entier. Grossière erreur. D'ailleurs, personne n'a su qu'on avait fait un album et la première chose que l'entourage professionnel qui nous a rejoint ensuite a fait a été de choisir 4 morceaux de ce disque pour en faire un EP à sortir un an plus tard...

Avec Puzzle, on découvre une autre manière de faire. Entre ces deux projets, nous avons tous les 3 eu des expériences professionnelles diverses et variées, et avons notamment baigné dans la gestion de projet. Qui dit gestion de projet, dit "retroplanning". Et, surprise, sortir* un disque demande aussi un retroplanning.

Partons du jour de la sortie, et partons du principe que la production du disque ait coûté quelques sous. Pour éviter que cet investissement ne soit de l'argent jeté au vent en espérant qu'il ne pousse, il est préférable de préparer cette sortie en amont, avec un•e attaché•e de presse par exemple. Pour que ce soit efficace, elle ou il va avoir besoin de 2 à 3 mois avant la sortie pour présenter le disque, relancer les medias. Sachant que le mieux, c'est de sortir des singles des mois avant pour préparer le terrain...

Donc il faut que le disque soit prêt, et les éventuels clips qui s'y rapportent, 3 mois avant la sortie du premier single. S'il y en a deux, il faut éviter de les sortir trop proches l'un de l'autre pour ne pas saouler les gens... Je ne parlerai même pas des dossiers de demandes d'aides à la création qui doivent être soumis avant que ne commence l'enregistrement. Ni du temps nécessaire à l'arrangeur, au mixeur, pour travailler.

Bref, tout ça pour dire que notre EP 6 titres ne sort qu'en février 2024 (oui, dans un an et 2 mois au moment où j'écris) alors que je viens d'écrire, juste avant ce billet, un modèle explicatif pour demander à certaines personnes de nous aider à choisir les morceaux à mettre sur l'EP. Mais paradoxalement, il y a une espèce de plaisir à faire les choses dans le temps long et dans la préparation. Je me demande un peu comment nous gérerons le fait qu'au moment où le disque "sortira", cela fera un an qu'on en pourra plus de l'entendre mais c'est une autre histoire. Je vous raconterai.

*Accordons-nous sur le fait que "sortir" fasse référence à "rendre disponible sur les plateformes de streaming" ou "mettre un disque dans les (rares) bacs (qu'il reste) #boomer.